La légende, selon Ph. Aubert de Gaspé

 

Lorsque je vis, étant enfant, l’inscription du bas-relief de la rue Buade, il n’était pas aussi brillant qu’aujourd’hui : lettres et chien étaient en pierre, que l’on a dorée depuis ; d’où est venu le nom moderne de « chien d’or. »

On s’est plu à faire un grand nombre de contes plus ou moins ingénieux, sur la fin tragique de Philibert blessé à mort par Monsieur de Repentigny. On a lancé force sarcasmes à l’ancienne noblesse canadienne : les plus indulgents ont dit que c’était un noble orgueilleux, lequel, en vertu de son rang et de certains privilèges nobiliaires, croyait mordicus avoir le droit de verser impunément le sang d’un plébéien ; que le roi de France n’aurait jamais gracié un homme du peuple qui eût versé le sang d’un gentilhomme. Que sais-je !

Les poignards, les revolvers sont cependant aujourd’hui très à la mode chez nous et chez nos voisins ; et les meurtriers sont fréquemment acquittés sur preuve d’une grande provocation, et même de torts à réparer. Ce ne sont plus des gentilshommes qui ont l’insolence de croire qu’ils pouvaient verser impunément le sang du populaire, mais bien des roturiers qu’un mouvement de colère domine. Ce n’est plus un roi, un tyran, toujours prêt à pardonner à un assassin de noble extraction, mais un corps de juré qui amnistie un des ses pairs.

Messieurs les Anglais ont de tout temps, à ma connaissance, beaucoup applaudi aux sarcasmes lancés contre la noblesse canadienne, sans songer que leurs riches parvenus sont beaucoup plus hautains, plus orgueilleux, que ne l’a jamais été la noblesse française et même celle de leur nation. Je ne me flatte pas d’avoir de l’esprit, mais le bon gros sens commun, bagage assez rare de nos jours, m’en tient lieu. J’avale le moins de canards qu’il m’est possible, je n’ajoute foi à aucune calomnie, je ne crois aux médisances que sur de forts témoignages ; et sur le tout, je consulte le gros sens commun.

(.......)

Mais revenons à M. de Repentigny. J’ai connu beaucoup de vieillards, tant gentilshommes que plébéiens, demeurant à Québec, lors de la mort de Philibert, et leur version était la même. L’enseigne même de cet homme témoignait de son caractère hargneux et vindicatif, car le mensonge ne faussera pas l’histoire gravée sur le granit : la date de cette inscription menaçante, écrite sur la pierre, est de l’année 1736 ; elle ne pouvait donc être une annonce de vengeance pour le sang de Philibert, qui ne fut versé qu’en l’année 1748. Il est surprenant que cette circonstance n’ait pas frappé ceux qui ont écrit sur ce malheureux événement, qui n’était qu’un homicide justifiable, commis dans un premier mouvement de colère, laquelle est plus terrible encore chez les personnes douces et patientes que chez les autres, comme j’ai eu occasion souvent de l’observer.

Voici le récit simple que me faisaient les gens du peuple de cette catastrophe. Philibert était un homme querelleur et violent ; il se disputait un jour avec un officier français, lorsqu’une femme, qui sortait du marché, un panier sous le bras, s’arrêta devant la porte où cette scène avait lieu. Des menaces, Philibert en vint aux coups, et frappait l’officier avec une canne. L’officier, qui était un homme doux et patient, parait les coups comme il pouvait, lorsque cette femme lui dit : « Comment, monsieur, vous souffrez qu’un malva comme Philibert, vous abîme de coups ; et vous portez l’épée ! » L’officier, surmonté par la colère, tira alors son épée et en perça Philibert, qui mourut quelques jours après. L’opinion de ceux qui racontaient cette scène, paraissait être que M. de Repentigny n’aurait pas songé à tirer l’épée sans le sarcasme de cette femme.

Chose assez extraordinaire, c’est que toute la sympathie, même parmi le peuple, paraissait être pour l’officier. La version des gentilshommes était la même ; mais ils ajoutaient que M. de Repentigny disait souvent que cette catastrophe empoisonnait sa vie.

Si ma version est correcte, et je n’ai aucun lieu d’en douter, je demande aux gens de bonne foi si M. de Repentigny mérite la tache dont on a voulu ternir sa mémoire. Combien arriverait-il d’accidents aussi déplorables, si nous étions toujours armés maintenant, comme on l’étaient autrefois ? Témoin ce qui se passe chez nous et chez nos voisins depuis quelques années. On a mêlé l’intendant Bigot à cette aventure, pour jeter, je suppose, plus d’odieux sur M. de Repentigny ; mais je ne vois pas qu’un billet de logement émané par cet homme ou par une autre autorité, change rien à cette malheureuse affaire. Cependant, dans une brochure anglaise intitulée : Reminiscences of Québec derived from reliable sources for the use of travellers, by an old inhabitant, et publiée au bureau du Mercury en l’année 1858, l’auteur prétend que Philibert ayant eu maille à partir avec l’intendant Bigot, celui-ci l’aurait fait assassiner par un officier de la garnison ; que cet officier, très fier sans doute de servir de bourreau, aurait enfoncé son épée dans le dos de Philibert, lorsqu’il descendait la côte de la basse-ville. Mais c’est de mieux en mieux ! Quel lâche que cet officier ! N’avoir pas même le courage d’attaquer en face un homme désarmé, lui, un officier distingué de cette colonie, ainsi qu’il appert par les états de service de M. de Repentigny, cotés à la fin de ce chapitre.

Quoi ! un officier français, le plus chevaleresque des hommes, assassiner de sang-froid, par derrière, un homme sans défense ! Il n’y a donc action si vile, si lâche, si basse qu’on ne puisse imputer à un officier français ! et celui-ci était un brave gentilhomme canadien, estimé de tout le monde, qui, après cette malheureuse affaire, n’a pas cessé de jouir de la confiance de ses officiers supérieurs, qui a rendu tant de services à cette colonie, ainsi que ses états de service le prouvent. On ignore donc qu’il aurait craché à la figure de Bigot, s’il eût osé lui proposer une telle infamie ! On ignore donc que les compagnons d’armes de M. de Repentigny, que les soldats qu’il a commandés ensuite, se seraient détournés de dégoût en voyant le stigmate imprimé sur le front de cet officier ! S’il eût osé se présenter dans un salon, les dames françaises et canadiennes se seraient écriées : « Chassez cet homme dont les mains puent le sang ! »

 

Philippe Aubert de Gaspé, Mémoires,

G. E. Desbarats, Imprimeurs-Éditeurs, Ottawa, 1866, pp. 107-114.